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N.u.l.l.e.
22 avril 2007

«Ceux qui ensoleillent la vie des autres éclairent également leur propre existence.» (Barrie)

Il est bon d'adapter sa manière de lire à l'ouvrage qu'on tient dans ses mains. Proust, par exemple, nécessite un endroit calme, une assise confortable et un esprit concentré. Les plus aventureux porteront une tasse de thé brûlant à leurs lèvres au moment même où le petit Marcel rencontre pour la première fois l'énigmatique Albertine. Attention, toutefois, à ne pas tacher les pages imprimées - elles survivent mal au contact de l'eau, quand bien même l'intrigue se passe à Cabourg...

Pour lire Le Petit Oiseau blanc, il faut un ciel ensoleillé, quelques gazouillis d'oiseaux, un rayon de lumière qui chatouille le nez et des petits gâteaux acidulés disposés sur une assiette blanche. Ou, il faut un temps de pluie, une couverture sur les genoux, un lait chaud sur une table basse, un rhume qu'on accusera de nous faire renifler bruyamment (alors que les lignes qu'on lit peuvent aussi être mises en cause). Ou encore, il faut une nuit d'insomnie, une heure volée à ceux qui dorment, une lampe de poche et des jambes repliées sous la couverture.
Pour lire Le Petit Oiseau blanc, il faut juste prendre la main du Capitaine W. et le laisser nous entraîner dans des ruelles inconnues, sans jamais lui demander où l'on va (il se vexerait). Il faut des yeux qui brillent et un coeur sensible. Si vous cherchez bien, vous trouverez cela en vous.

Mary A. est une femme affreuse : elle est amoureuse. Vous grimacez ? Le Capitaine W. aussi. Les femmes sont indécentes ! Et cet étalage sentimental, heureux ou non, qu'a-t-il fait pour en être le spectateur ? Il espérait en être préservé. Mais, depuis ce Club où il se poste près de la fenêtre, il observe Mary A. Il ne lui a jamais parlé, il soupire devant tant de disgrâce. Et pourtant, il va provoquer le destin, pour que cette femme amoureuse le reste le plus longtemps possible. Le bonheur est mesquin, il foudroie de son pouvoir des personnes de tout horizon. Si le Capitaine W. est heureux ?
Mais... vous n'avez pas honte de poser une question aussi brutale ? Le Capitaine est un gentleman; il possède le saint-bernard le plus humain que l'on puisse croiser. Il s'immisce dans vos vies, en anonyme, pour vous offrir des sourires dont il ne verra pas les éclats - c'est que ces sourires ne lui sont (directement) pas adressés.
Le Capitaine W. se contente de la présence du fils de Mary A., le petit David. Ensemble, ils voyagent et inventent, à tel point que, si vous les croisiez, vous ne sauriez pas qui est l'adulte, et qui est l'enfant. La magie vous joue des tours, et votre rire éclate sous votre couette. Tout va bien. C'est normal, vous lisez un roman féérique.

Peter_Solomon
dessin d'Arthur Rackham

Vouloir réduire l'intrigue et l'essence même du Petit Oiseau blanc en quelques lignes serait un blasphème. On ne résume pas l'imaginaire, la tragédie, l'enfance. On les rêve, ou on les vit. Mais les raconter serait se contenter de quelques clichés (photographiques) là où nous pourrions voyager par nous-mêmes. Ce sera un voyage imprégné de larmes et de sourires. James Barrie est comme ça - il vous séduit, vous rassure, vous conforte, et vous fait mal la ligne suivante. Un reflet de la vie, en somme. On ne sait pas ce qui nous attend - parfois, il vaut mieux l'ignorer...
Dans ce roman, il est question d'amour, d'imaginaire, de mort, de disparition, de magie. Vous rencontrerez un chien qui prendra place sur le canapé à côté de vous, vous croiserez une petite gouvernante candide et pétillante (faites bien attention et vous verrez ses yeux briller, à travers le papier), vous vous perdrez dans les jardins de Kensington. Pas de panique ! Les fées veillent. Les arbres aussi. Vous entendez ? Peter Pan joue de la flûte... son corps est nu et son coeur cache le souvenir de cette mère, qui a fermé la fenêtre...
Ouvrez-les, je vous en supplie. Ouvrez vos fenêtres, et peut-être que vous aurez droit à une belle rencontre : un oiseau (blanc ? priez pour que ça ne soit pas une hirondelle...), de la poussière de fée portée par le vent, ou un petit enfant. Si vous pleurez, mouchez-vous dans votre tenue de nuit. La vie est cruelle, mais il reste la danse, celle des fées, et la musique, celle de cet enfant qui se balade sur le dos d'une chèvre...
Drôle d'univers, que les enfants ne font que traverser. Ils meurent ou ils grandissent. Ils se transforment en grande personne. Certains, même adultes, ont la chance de garder la clé d'un Never, Never, Never Land, et invitent au voyage leur petit voisin, qu'il s'appelle David, Michael ou Georges...

Vous avez remarqué ? Ce soir, je suis un serpent. Je contourne ma proie et ne l'attaque pas. Elle me fait bien trop peur... Le Petit Oiseau blanc est un écrin qui cache joyaux et chagrins. Ouvrir ce livre avec une attente au coeur (quelle attente ? celle d'une rencontre, qui nous sauverait) serait sans doute le plus beau cadeau à faire à l'auteur. Il écrit, dessine. Il se dessine puis, se rendant compte de son trait trop appuyé, il empoigne sa gomme et tente de cacher, maladroitement, ce qu'il a mis de lui dans ses mots. Trop tard, Monsieur, on vous a vu. Vous êtes le père de l'oiseau blanc...
Vous êtes ce père sans enfant, mais vous n'envoyez pas de lettre à Solomon, ce corbeau qui s'occupe des naissances. Ou votre missive s'est-elle perdue en route ? Les hirondelles l'ont peut-être volée, avant de venir picorer la terre qui borde ces deux stèles, dans les jardins de Kensington...

carte_kensington

Tout est beau dans ce livre - le titre, la couverture, l'écriture de Barrie, les photos distillées par la facétieuse traductrice, et la traduction elle-même... Lire une phrase de Barrie équivaut à rencontrer la pluie et le soleil, la tarte brûlée et la guimauve. Ne riez pas, c'est très sérieux. Barrie est sincère, dans le moindre de ses mots. Il ne joue à l'homme qui vit dans le merveilleux, il y vit réellement. Mais dans ce monde-là comme dans le nôtre, il y a des orages, des nuits froides et des larmes qu'on cache, par pudeur.
Quelques étoiles roses sont tombées sur mes genoux pendant ma lecture. C'était un clin d'oeil de la belle écriture mauve, inscrite en première page de mon exemplaire. Parfois, je suis comme une enfant : trop gâtée.
Le livre était déjà beau en soi. Il est réussi, délicat, tourbillonnant, il est mystérieux de tous ces trésors qu'il cache et qu'il ne livre pas au premier abord. Mais à ce livre brillant, ajoutez quelques petites fleurs, une sensibilité proche de la dentelle (vous devinez à qui appartient cette sensibilité ?). Je ne vais pas m'appesantir, de peur de gâcher cette délicatesse. Je ne cite pas non plus le moindre extrait de ce livre - je ne peux pas, les mots brillent encore dans mes yeux. Ils ne sont pas encore arrivés au bout de mes doigts. Bientôt, soyez-en sûrs. En attendant, mes yeux brillent et ma gorge se serre. J'ai rencontré un homme que j'aurais aimé accompagner dans les allées de Kensington. En rêve, j'y étais.
Et c'était beau.

Le Petit Oiseau blanc
de James Matthew Barrie (1902)
traduction (2006) de Céline-Albin Faivre

Le site de Barrie (en français) 
Le site de Barrie (en anglais)

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Commentaires
E
Merci à toi, Holly. <br /> Par contre, n'évoque pas la traductrice comme une travailleuse "de pacotille", car c'est une amie et ce propos m'insurge. :-)<br /> J'ai fait du mieux que j'ai pu en écrivant ces quelques lignes, mais elles ne sont pas à la hauteur de ce que j'ai ressenti. Et puis, je n'ose pas tout dire ici. <br /> Je n'ai peut-être pas tout vu, mais je sais que je n'ai qu'un geste à faire (ouvrir le livre) pour me retrouver en terre barrienne... et cette perspective me rassure.<br /> Bref, Holly, MERCI !!
H
Merci beaucoup, beaucoup, beaucoup.<br /> Je suis infiniment touchée par l'effet provoqué en toi par cette rencontre avec Barrie, l'homme à qui je dois tant. Ton texte est magnifiquement écrit et sensible. Je suis au bord des larmes. Comprendre aussi bien le Capitaine W., Mary A. et la petite traductrice de pacotille qui se cache derrière est presque miraculeux.
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