Ne faites pas d'enfant
(et si c'est trop tard : bon courage)
« Quel homme eût été Balzac, s'il eût su écrire ! »
Ce n'est pas moi qui le dis (je maitrise très mal les temps du passé), mais un certain Gustave Flaubert; cette petite pique m'a toujours énormément plu.
Puisqu'il est de bon ton de parler de soi, sachez que Balzac et moi entretenons des rapports difficiles. Un jour, nous nous aimons (La Peau de chagrin, Le lys dans la vallée...); le lendemain, il m'ennuie au-delà du concevable (je lui en veux encore pour Eugénie Grandet). Mais je renonce difficilement, et je ne doutais pas qu'il pouvait encore me plaire. La preuve aujourd'hui même. Avoir fait des études littéraires et ne pas avoir lu Le père Goriot relevait du sacrilège.
Le Père Goriot
de ce cher Balzac
publié en 1835
« Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être. »
Tout le monde connaît l'histoire du Père Goriot, non ? Elle débute dans l'insalubre pension Vauquer, où vivent des personnages de milieux différents. Nous y croisons notamment les trois plus grandes figures du roman : Vautrin, un ancien forçat dont le pouvoir ne s'est pas amoindri, Eugène de Rastignac, un jeune étudiant ambitieux qui compte sur sa cousine pour avoir ses entrées dans le grand monde, et Goriot (croyez-moi, vous préférez ignorer son prénom), un vieil homme mystérieux qui reçoit des visites de dames superbes et qui, dans le même temps, réduit de plus en plus ses dépenses... Les commères de la pension y voient comme la preuve de ses mœurs légères, ignorant que ces deux femmes, si riches, sont en réalité les filles de Goriot...
Et, parce que Paris est décidément une petite ville, Rastignac va finir par rencontrer ces filles, à savoir Delphine de Nucingen et Anastasie de Restaud, et s'éprendre de l'une d'elles.
Pour éviter de trop me perdre dans des détails infimes, sachez seulement que Le Père Goriot évoque non seulement la paternité dans ce qu'elle a de plus terrible, mais aussi l'ambition démesurée des provinciaux qui veulent coûte que coûte obtenir une place dans la luxueuse société parisienne. De ce fait, ce roman est un peu un roman d'apprentissage, où Rastignac va devoir comprendre les codes de Paris pour se les approprier et ne pas faire de faux pas; Vautrin, qui s'attache immédiatement au jeune homme, lui prodigue des conseils fort précieux (et Balzac de sous-entendre merveilleusement que l'ancien forçat est plus attiré par les hommes que par les femmes...). La découverte des mœurs parisiennes est délectable et l'on suit avec plaisir les pérégrinations de Rastignac. Parallèlement (enfin, pas si parallèlement que ça), il y a donc ce fameux père Goriot, dont le comportement est troublant. On ne sait pas s'il faut s'émouvoir de ses sacrifices, ou le bousculer pour qu'il parvienne enfin à ouvrir les yeux. Ses filles le manipulent allègrement, sans aucun scrupule. Elles rêvaient d'être riches, et ne doivent leur réussite qu'à leur père. Pourtant, dès qu'elles se font un nom dans le beau monde, elles renient Goriot (à part quand un besoin pécuniaire se fait sentir, évidemment). Cette relation en triangle est épouvantable. Goriot dépose tous ses espoirs dans les mains de Rastignac, puisque celui-ci fréquente Delphine, et pourrait tenter de la raisonner, un peu... Cependant, Goriot ne se plaint jamais. Il est heureux de pouvoir tout sacrifier pour ses filles; ce dévouement absolu n'en est que plus tragique.
On croit toujours que Balzac sent la poussière, qu'il assomme ses lecteurs avec des descriptions de nappe à carreaux mais on ne trouve rien d'ennuyeux dans Le Père Goriot. Vous pouvez me croire. Dès le début du roman, le style est enlevé, captivant, drôle - si, je vous assure ! Balzac a de l'humour (il le prouve à maintes reprises dans ce roman) et semble totalement maitriser son histoire, au point qu'on s'y abandonne en tout confiance.
« Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. »
Pour ceux qui craignent un peu les classiques, celui-là ne m'a aucunement paru terne ou difficile. L'égoïsme des filles, l'ambition de Rastignac, l'amour et le dévouement de Goriot pourraient encore être d'actualité aujourd'hui. Balzac a certes ancré son histoire à Paris, au début du XIXe siècle, mais sa peinture des sentiments humains est toujours aussi juste et percutante. Je ne sais qu'ajouter; c'est un excellent roman dont on a tort d'avoir peur. Son humour, sa fantaisie (j'ai un faible pour Vautrin, grâce à qui je me croyais embarquée dans un grand roman à la Dickens, et tant pis si ça n'a rien à voir), sa cruauté entraînent le lecteur et le laissent pantois devant tant de souffle.
« J’entends dire autour de moi : Voilà une belle femme ! Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pas mon sang ? J’aime les chevaux qui les traînent, et je voudrais être le petit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant de mal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi ? Je suis heureux à ma manière. »
L'avis de Yue Yin qui a succombé elle aussi.