Pourquoi je ne serai jamais cultivée
L'éducation sentimentale
de Gustave Flaubert (1869)
Dans une lettre à Louise Colet, Gustave Flaubert écrivait : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » (16 janvier 1852)
Cela se peut; on pouvait croire que le rien dominait Madame Bovary mais c'est un roman tellement merveilleux que je refuse une telle idée. Non, pour moi, le rien culmine dans L'éducation sentimentale, où l'on suit pendant onze annnés (même si l'épilogue se passe bien plus tard encore) l'étrange quotidien de Frédéric Moreau qui, en 1840, est tombé éperdument amoureux de Madame Arnoux, l'épouse d'un bourgeois assez trivial.
Le jeune homme rejoint Paris, où il mène une vie tumultueuse, entre ses études, ses amis engagés politiquement, ses amours ratées, ses sentiments fluctuants et sa soif de richesse - ces deux derniers l'emportant toujours sur le reste, dès qu'il doit prendre une grande décision. On peut compter sur Frédéric pour toujours faire le mauvais choix mais il a ceci d'agaçant qu'il retombe facilement sur ses pattes (non sans heurts parfois).
L'éducation sentimentale est un grand roman qui regorge de personnages; j'ai vite renoncé à retenir qui était qui, qui travaillait dans quoi, qui rêvait d'anarchie et l'autre de république, et ce flou n'a pas arrangé ma lecture. Il y a bien quelques figures qui se dénotent des autres, mais ce n'était pas assez pour retenir mon attention dans les pages où ces personnages-là étaient un peu en retrait. De par son contexte, le roman laisse aussi une grande part à la vie politique de l'époque, et à la révolution de 1848. Je n'entends rien à l'Histoire (oui, c'est honteux - mais c'est en adéquation avec le titre de mon billet), et toutes ces allusions à la politique, aux prises de position des uns et des autres m'ont ennuyée au-delà de l'imaginable. J'ai tenu bon, et n'ai pas sauté une seule ligne; ça ne m'a pas aidée à comprendre.
J'estime que Flaubert mérite bien quelques sacrifices; je le connais affreusement mal, mais je crois qu'aucun autre écrivain ne m'est aussi sympathique que lui. Je ne sais pas pourquoi; ça tient probablement à de grandes raisons, comme la désuétude de son prénom, la légende du gueuloir, ce qu'il a pu dire sur Balzac et aussi (probablement) parce qu'il a écrit l'un de mes romans préférés. Pas celui dont je parle aujourd'hui, je crois que vous l'avez compris.
Frédéric Moreau connaît un destin raté, sans doute à cause de certains mauvais choix de carrière (il n'a d'ailleurs jamais voulu réussi professionnellement; être riche était sa seule ambition). Sa vie, médiocre, se passe dans des dîners mondains, dans les lits de femmes légères, dans les rues parisiennes où il flâne, rencontrant ici et là des amis, ou au contraire des personnes indésirables parce qu'il ne veut pas leur prêter de l'argent. Frédéric rêve plus qu'il n'agit. C'est un homme d'allure quelconque; il ne m'a pas paru particulièrement brillant, ni particulièrement beau. Il est juste jeune, et à l'aise dans le grand monde. Même ses sentiments semblent suspects; il est épris de Madame Arnoux mais on ne sent pas la douleur de l'amour (la dame ne fait pas partie des infidèles), le manque de l'autre, l'exaltation dès qu'il apparaît... J'ai trouvé tout cela assez froid dans l'ensemble, même si évidemment, quelques éclats amoureux venaient me rassurer par moments.
Ma vieille édition compte 472 pages, il m'en a fallu 200 pour commencer à éprouver de l'intérêt pour cette lecture; c'est une tragédie absolue. Il ne se passe rien, et le style de Flaubert ne suffisait pas à me charmer. J'ai continué, parce que c'était Gustave, et parce que j'en avais envie, malgré tout. Il y a des pages superbes; des élans poétiques magnifiques. Il y a cet épilogue, surtout, entre Frédéric et Madame Arnoux, puis entre Frédéric et un ancien ami. Cette fin-là, superbe, cruelle, désespérante comme peut l'être la vie parfois, récompense la témérité du lecteur.
Je m'en veux cruellement d'oser dire du mal de Flaubert; qui sommes-nous, pauvre blogueurs, pour nous permettre de juger en quelques lignes l'œuvre d'auteurs plus ou moins grands, pour oser croire que nous pouvons dire tout ce que nous voulons, en oubliant que la littérature nous dépasse, qu'il a parfois fallu des années à un écrivain pour terminer son roman ? La rédaction de L'éducation sentimentale a demandé cinq années à Flaubert. Je regrette sincèrement de ne pas avoir su apprécier son travail à sa juste valeur. Bien qu'une belle part de ma lecture a été laborieuse, j'ai été heureuse de suivre cette éducation sentimentale où le protagoniste, finalement, est bien peu éduqué...
C'est un beau roman, trop politique et trop difficile pour moi; c'est ainsi. Il y a d'autres œuvres de Flaubert à découvrir...
« Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux; une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu'au fond de l'eau. Il l'aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d'une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l'enlevait comme hors de lui; c'était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il ne pouvait l'assouvir. »