Rien n'était inévitable
Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais je trouve toujours plus difficile de parler d'un livre qui nous a plu, qu'un autre qui collectionne les défauts.
Ce qui explique à quel point l'écriture de ce qui suit a été laborieuse.
Le château de sable
d'Iris Murdoch (The Sandcastle, 1957)
traduction de Georges Magnane, Gallimard, 1984
« Les premières années de leur mariage avaient été assez heureuses. En ce temps-là, lui et Nan ne parlaient de rien, sauf d'eux-mêmes. Mais quand le sujet s'était épuisé, ils avaient été incapables d'en trouver un autre. »
Mor et Nan forment un couple normal - voyez comme j'écris normal comme si c'était un défaut. Je ne pourrais pas écrire qu'ils sont heureux, parce qu'ils ne savent pas eux-mêmes s'ils le sont. Ils se lèvent, ils déjeunent avec leurs deux grands enfants (Felicity, Donald), puis Mor part enseigner le français et le latin dans son collège. Nan, elle, s'occupe de la maison . Apparences tranquilles. La vie sait être paisible, parfois. Un peu trop ?
A l'approche de l'été, une jeune fille, Rain, rejoint le collège pour y peindre le portrait de l'ancien directeur, Demoyte. Ce dernier ayant gardé de très bons rapports avec Mor présente rapidement la jeune femme au professeur maladroit et résigné.
Petit à petit, ils apprennent à se connaître - Rain est orpheline depuis peu, son père (un grand artiste) étant mort au début de l'année (sa mère, elle, est décédée il y a bien longtemps). Mor aimerait se lancer dans une carrière politique, mais n'en parle à personne (il sait que sa femme n'acceptera jamais). Petit à petit, ils apprécient la présence de l'autre; jusqu'à la chercher, même ?
Et puis, un jour :
« Mor revint lentement vers la sortie, donna son ticket de quai, déboucha dans le grand soleil et demeura immobile dans la cour déserte et poussiéreuse de la gare où régnait un silence total maintenant que le grondement du train s'était évanoui dans les lointains. Il resta là un moment, saisi d'une obscure sensation de bien-être et, dans le calme du matin, eut en quelque sorte l'impression que beaucoup, beaucoup de choses agréables l'attendaient. Et puis, des profondeurs de son être, jaillit soudain avec une certitude dévastatrice l'explication de cette allégresse: il était amoureux de Miss Carter. Il était là à contempler la poussière de la cour quand cette pensée prit forme; cela lui donna une telle secousse qu'il faillit tomber. Il fit un pas en avant. Il était amoureux. Et pas simplement un petit peu amoureux: terriblement, désespérément, impérieusement amoureux. Alors il fut envahi d'une joie indicible. »
Tout bascule.
Un homme n'a pas le droit de tomber amoureux d'une femme plus jeune de vingt ans. Un homme n'a pas le droit de tomber amoureux d'une autre personne que sa femme. Un homme n'a pas le droit de briser son mariage, de déchirer ses enfants.
Une jeune femme n'a pas le droit d'accepter les avances d'un homme plus âgé, marié, et père.
Mais pourtant, quand l'amour est là, on oublie facilement ces petites règles de base. C'est ainsi que les personnages vont entretenir une relation troublante, à la fois magnifique (n'oublions pas qu'ils s'aiment ! Que peut-il arriver de mieux ?) et terriblement douloureuse (leur amour est absolument impossible).
L'entourage de Mor commence à nourrir des soupçons - ses enfants aussi, d'ailleurs... Les rumeurs prolifèrent, dans les petites villes tranquilles. Mais il fait beau, si beau, et les enfants commencent à être grands, non ? Rien ne peut séparer Mor et Rain; ils l'ont décidé.
Effroyable d'être étreint par la passion quand on était persuadé d'en être à l'abri; Mor n'en revient pas - « Puis il vint s'agenouiller sur le plancher près du canapé. « Ma bien-aimée », dit-il. Il leva sur elle un regard ébloui, incrédule. « Comment est-il possible que vous ayez eu envie de venir ? C'est une chose qui me renverse. Comment pouvez-vous avoir envie de me voir, *moi ? » Il effleura les cheveux de la jeune fille. »
Rain ne répondra pas car il est des choses indicibles.
Ce roman est une superbe peinture sentimentale; Iris Murdoch trouve les mots justes, décrit merveilleusement les interrogations qui assaillent les personnages au fur et à mesure (bien qu'on sache peu ce que pense Rain; mais ce flou est très intéressant aussi, comme si la jeune femme se contentait de vivre, d'éprouver, au lieu de se questionner). Ça peut paraître tout simple de décrire la tourmente amoureuse mais ça ne l'est aucunement. Il faut garder l'équilibre, car on peut facilement tomber dans la caricature, le pathos, le mielleux. Rien de tel ici; Le château de sable est un roman puissant et extrêmement habile, qui ne se permet jamais de juger - même si certains personnages le font, bien sûr. Les ressentis de Nan, ou encore d'un collègue de Mor, et même de l'ancien directeur, apportent une lumière différente sur ce qui se passe, et on voit comme chacun souffre ou comme chacun est finalement concerné par ce drame intime, familial.
« Rentrer, oui, songea Nan. La vraie souffrance, après tout, n'était pas que le monde eût volé en morceaux; cette explosion était même plutôt un soulagement. La vraie souffrance était que le monde continuât d'exister, entier, ordinaire, et qu'il fallût s'acharner à y vivre. »
Les enfants de Mor, aussi, sont perçus presque dans une seconde intrigue, et leurs portraits sont très touchants; Felicity paraît être une jeune adolescente fragile et rêveuse. Elle guette le fantôme de leur chienne (qui est morte il y a quelques années) et se sent plus forte quand elle la croise dans la peau d'un autre animal. Donald, lui, se complaît dans la rébellion pour montrer (maladroitement) que l'avenir qu'on est en train de construire pour lui ne lui convient pas. Quand ils comprennent que quelque chose lie leur père à Rain, ils restent finalement très calmes, et discrets, comme s'ils n'avaient pas à intervenir dans cette relation qui évolue doucement...
Le sujet n'est pas facile, et même encore aujourd'hui, je suis certaine que ce genre d'adultère est condamné par la société; Iris Murdoch présente cette histoire de manière tellement naturelle et pudique qu'on en vient à comprendre tout ce que le couple éprouve (j'écris couple en italique car, pour m'exprimer de manière totalement terre-à-terre, Mor ne trompe pas physiquement sa femme).
Je suis en train de gâcher le roman, à en parler ainsi. Il y a une telle sensibilité, une telle profondeur dans Le château de sable qu'il est difficile de le présenter comme il le mériterait.
La fin m'a rappelée celle de La cloche de détresse, de Sylvia Plath (et le fameux "Je vis, je vis, je vis") : autrement dit, les dernières lignes sont un mensonge pour réconforter ceux qui veulent garder la conscience tranquille. C'est Felicity qui conclut :
« Elle étouffa un petit sanglot dans son mouchoir. Tout allait bien maintenant. Tout allait bien. Tout allait bien. »
Qui peut le croire ?