« ...cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel »
Tout commence par une tentative de suicide. Leonard s'est jeté à l'eau.
Le soir même, lors d'un dîner plus ou moins arrangé, il rencontre Sandra; elle vient d'une famille juive, comme lui. Elle est brune, fine, sage, souriante.
Le lendemain, Michelle surgit brutalement dans la vie de Leonard. Elle vient d'emménager dans le même immeuble. Elle est blonde, perdue, séduisante.
Et voilà Leonard, trentenaire, dépressif, dépendant de ses parents (il vit chez eux, travaille avec son père) devant un dilemme, somme toute assez simple : l'amour ou la raison. Tout se complique un peu quand il apprend que Michelle s'accroche désespérément à un homme marié...
On dirait un bon gros mélo, non ? Une histoire vue et revue. Et pourtant (mais est-ce si curieux que ça ?), ça a fonctionné sur moi. Le premier mot qui me vient à l'esprit pour m'expliquer est : réalisme. C'est un film, d'accord, mais les personnages sont finalement crédibles tant physiquement que moralement. On pourrait côtoyer ces gens-là. Je sais que ça en a justement gêné certains; c'est vrai que ce n'est pas un film qui fait rêver. Sandra (interprétée par Vinessa Shaw, que je ne connaissais pas mais qui est charmante) a l'outrecuidance d'avoir les cheveux emmêlés après avoir fait l'amour; le mascara de Michelle (Gwyneth Paltrow) coule vraiment quand elle pleure. Et Leonard (Joaquin Phoenix) porte un manteau trop moche pour faire rêver les spectatrices - seulement, des manteaux comme ça, on en croise à longueur de journée dans les rues. La caméra de James Gray ne tente pas d'esthétiser les scènes, les acteurs. Cela participe sans doute au sentiment de proximité qu'on ressent pendant tout le film.
Certains diront aussi qu'ils ne se passent pas grand-chose - ce qui est vrai. On suit juste quelques temps des personnes perdues, un peu malheureuses. Même les parents de Leonard distillent un léger spleen à chaque fois qu'ils apparaissent à l'écran. Ces vies-là ne font pas rêver; elles ne sont pas non plus cauchemardesques. Juste normales; banales. Ce qui est un peu étonnant au vu de la production cinématographique actuelle...
Ce film sent la naphtaline. Michelle emploie ce mot (naphtaline) quand elle rentre pour la première fois chez les parents de Leonard. L'appartement sent le renfermé, et le spectateur le sent depuis son siège. Vous voulez mon avis ? Le marron devrait être banni des intérieurs. Ce n'est pas concevable de vivre dans du marron; chez Leonard, c'est un marron démodé, vieilli, la décoration doit être la même depuis trente ans. Sa chambre est effroyable. Je me demande s'il est possible de ne pas être dépressif dans un tel environnement. Leonard porte ce cafard sur lui, en permanence. Il s'habille mal. C'est le genre d'homme qu'on a presque envie de prendre en pitié. On voit qu'il n'est pas heureux, qu'il a trop de choses à résoudre pour qu'il puisse sourire sans être envahi par quelque démon.
Sandra incarne un peu le même univers marron; sa vie paraît sans surprise, un peu trop tranquille et lisse pour séduire Leonard. Mais elle, elle sait sourire. Elle le fait plutôt bien, d'ailleurs. La choisir équivaudrait à se résigner à une vie équilibrée, neutre. Sans grands heurts.
Michelle paraît plus attractive; sa blondeur doit y jouer. Mais ce qui doit plaire aussi à Leonard, forcément, c'est qu'elle est inaccessible. Le processus est identique entre Michelle et son amant : il ne quittera pas sa famille, donc elle s'attache encore plus. On désire toujours ce qu'on ne peut pas avoir, pas vrai ? Ce qui est à portée de mains est beaucoup moins alléchant.
Le film passe, tranquillement. Du haut de la salle, je regardais ces personnages se débattre avec des sentiments contradictoires, parfois fiévreux, parfois trop douloureux. Les acteurs jouent très bien. J'ai été positivement surprise par Gwyneth Paltrow, qui incarne vraiment délicatement cette jeune New-Yorkaise insaisissable.
(je viens de découvrir qu'elle joue Estella dans une adaptation moderne des Grandes espérances de Dickens, je suis à la fois intriguée et inquiète)
Puis il y a Joaquin Phoenix, dont c'est provisoirement (j'espère) le dernier film, puisqu'il a décidé de se consacrer entièrement à la musique. Qu'il est bête, je vous jure. Son personnage m'a dérangée, à plusieurs reprises, ce qui me paraît bon signe : il joue très bien. Parfois, son Leonard est tellement déconnecté, tellement mal à l'aise que ça en est troublant. Sandra voudrait prendre soin de lui, mais...
Leonard a aussi des parents remarquables - surtout sa mère, Ruth, incarnée par Isabella Rossellini. Cheveux bien coiffés, gilet bien boutonné; la vieillesse guette Ruth et ses rides se profilent d'autant plus qu'elle s'inquiète pour son fils unique. Il y a un lien qui se tisse entre eux au fur et à mesure du film, et je trouvais que la présence discrète de cette mère rendait le quotidien de la famille encore plus émouvant. Elle voudrait faire quelque chose, mais ne sait pas quoi.
Je pourrais évoquer la fin; les dernières vingt minutes. Il n'y a pas de grand drame qui se noue, aucune tragédie en puissance - on ne quitte pas le fil morose et décevant de la vie. Il y a malgré tout quelques éclats (positifs ou non) à retenir :
- Alors que Michelle et Leonard se retrouvent encore une fois sur le toit pour une scène assez grise, Michelle lance tout à coup un regard d'une tristesse et d'une douleur infinies à la caméra. C'est fugace - mais le regard est bel et bien là, sans qu'on ne puisse malheureusement rien faire pour elle.
- Oui, la scène du gant ne fait pas dans la subtilité, c'est indéniable; mais en même temps, peut-être que Leonard avait besoin de ça (d'un signe clair, compréhensible, inratable) pour prendre son ultime décision ?
- Il y a cette séquence dans la cage d'escalier, entre la mère et le fils. Il y a, ensuite, le regard de la mère, à la fois soulagée et triste, quand le fils rejoint les invités dans le salon. Il y a ce cadeau, cette surprise. Puis cette larme, de bonheur. Il m'a été difficile d'être insensible à tout cela (d'ailleurs, j'ai raté).
Il est possible que j'extrapole, que je vois plus que ce qu'il y a à voir, mais j'ai été hautement touchée par le malaise et le chagrin de Leonard; et si on gratte un peu, je pense que l'acteur a autant de fêlures que son personnage (même si elles sont probablement différentes). Et (vous commencez à me connaître), j'aime les gens torturés.
Two lovers (de James Gray) est un beau film, parfois gauche et maladroit, mais néanmoins émouvant...
(le titre du billet est emprunté à Victor Hugo; je n'ai pas parlé des fenêtres, pourtant importantes, dans mon billet, alors je trouvais que ça compensait)