Un vide désespérant
Ce qui différencie Frank et April des autres, c'est qu'ils ont mis du temps avant de réaliser qu'ils étaient finalement comme tous ceux qu'ils côtoyaient. Quand ils se sont rencontrés, April rêvait d'être actrice, Frank enchaînait les travaux alimentaires en attendant de trouver ce pour quoi il était réellement doué.
Combien d'années passent, sept, huit ?
April vient de monter sur scène pour la première fois. A la fin de la représentation, elle est en larmes. April ne sera jamais une grande actrice - elle est trop mauvaise pour ça.
Frank et elle sont mariés. Ils ont deux adorables petits enfants. Ils vivent dans une banlieue propre. Coincés dans leur époque (les années 50, en Amérique), Frank doit faire comme des millions d'hommes : porter son borsalino (hein oui, son chapeau s'appelle comme ça ?), prendre le train, rejoindre son box au quinzième étage d'une grande firme. Son travail ne lui plaît pas - qui pourrait s'épanouir dans ce quotidien étriqué, étouffant, qui annihile tout rêve, tout espoir ?
Pendant ce temps, April doit se résigner. Apprendre à étouffer sa soif de vivre. Elle ne quitte pas son tablier, sur lequel elle essuie ses mains quand elle cuisine, quand elle jardine, quand elle pleure.
Ils s'aiment, pourtant. Mais leur bonheur n'est plus possible sous ce couvercle oppressant des conventions (ah ! une cloche de verre - une cloche de détresse...).
C'est alors qu'April, dont les yeux brûlent encore d'espoir, soumet un projet fou : tout quitter, et partir vivre à Paris. Elle y travaillerait, pendant que Frank chercherait et développerait ses propres talents. Leur entourage les regarde en souriant gentiment. Ils ont l'air illuminé. On ne brise pas aussi facilement les barrières qu'on a dressées, des années durant. Mais April et Frank veulent éviter la noyade...
Les Noces Rebelles (de Sam Mendes) est une adaptation cinématographique du roman de Richard Yates, La fenêtre panoramique (les deux - film et livre - portant le titre de Revolutionary Road en version originale). Tout le monde a entendu parler de ce film - imaginez, dix ans après Titanic, les retrouvailles sur grand écran de Kate Winslet et de Leonardo DiCaprio ! Mais ce détail tient plus de l'anecdote, alors ne nous éternisons pas là-dessus...
N'ayant pas pris le temps de lire le roman, je ne parlerai que du film - et pourtant, si l'on en croit Amanda, le livre est presque incontournable...
Cette histoire nous confronte à des interrogations que nous rencontrons tous, j'imagine, à un moment de notre vie. Est-il possible de se laisser couler dans le quotidien sans jamais rêver d'autre chose - autre chose de mieux, bien sûr ? On est tous amenés à regarder en arrière, à ouvrir une vieille boîte de photographies, et à dresser ce triste constat : qu'avons-nous fait de nos rêves, de nos promesses, de notre bonheur de vivre ?
Kate Winslet et Leonardo DiCaprio incarnent un gentil petit couple rangé, mais qui suscite quand même l'admiration de ceux qui les cotoient - notamment leurs amis Milly et Shep, qui connaissent le même destin (l'homme travaille - la femme élève les enfants dans sa banlieue tranquille) mais qui évitent de se poser trop de questions. Il semblerait que Frank et April soient plus fougueux, moins domptables; il reste une petite lueur, au fond d'eux, qui ne souhaite qu'une chose : fuir, et tout recommencer... Le risque étant de trouver une herbe aussi triste ailleurs, car même en quittant tout, on part avec nos propres tares, nos failles et nos espoirs démesurés... Pourquoi la vie serait différente à Paris ?
Ce film est une réussite absolue; une nouvelle fois, Sam Mendes décortique le quotidien des banlieues américaines aisées (en espérant que tout le monde a vu et revu cette merveille qu'est American beauty) et ce qu'on découvre derrière le vernis n'est pas joli-joli... Frustrations, regrets, résignation, colère étouffée... A quoi bon vivre ainsi ?, pense April. L'étude psychologique est très habilement amenée; on suit véritablement les errances des personnages, on souffre avec eux de leurs échecs. On les comprend quand ils crient, on les comprend quand ils rêvent. Evidemment, rien n'est simple, même quand on décide de changer. Il faut tellement de courage pour partir... Et tellement, aussi, pour rester.
Kate Winslet est superbe; rarement maquillée, son visage exprime d'autant plus sa lassitude. Mais ses yeux ne s'éteignent pas; on sent qu'elle brûle encore et toujours, intérieurement. Leonardo, lui... je trouve qu'il a vieilli, et comme ça lui va bien ! Il s'est étoffé, ces dernières années. Il m'a mis les larmes aux yeux plus d'une fois. Le portrait de ce Frank est si juste, et si magnifiquement incarné... Ce n'est rien qu'un homme qui essaie de s'en sortir, tout en voulant préserver son amour, sa famille.
Tout contribue à la crédibilité de l'histoire; l'image, les costumes (comment peut-on être heureuse dans une vieille robe fleurie, de toute façon ?), la musique... les personnages qui entourent ce couple à la dérive, aussi. J'ai déjà vaguement mentionné Milly et Shep, parce que je les ai trouvés très émouvants, très beaux. Puis il y a John Givings, un trentenaire interné parce qu'il est fou. Mais sa mère veut l'aider à s'en sortir, et l'amène à dîner chez Frank et April... Seulement, John n'a rien du fou - il est au contraire extrêmement lucide sur la vacuité du monde, sur le désespoir de nos vies, sur la résignation qu'il faut atteindre pour supporter un quotidien banal (voire médiocre). Mais il n'est pas bon d'exprimer ces choses-là haut et fort, de ne rien cacher sous la fameuse bienséance. John est ravi quand le jeune couple décide de partir... Il représente la clairvoyance tout en ayant conscience que même elle est vouée à l'échec.
On sort de la salle un peu ébranlé; c'est un film qui prête à la réflexion, mais qui a envie de se poser des questions aussi sérieuses ? Les réponses pourraient être effrayantes.
Les noces rebelles est une oeuvre précieuse, bouleversante et magistralement orchestrée. Allez au cinéma, lisez le roman. C'est bon d'être bousculé.
Brize a aussi aimé cette adaptation - par pure fainéantise, je ne liste pas celles et ceux qui ont lu le roman, en espérant que personne ne m'en voudra...!