Un tambour différent
Notre petite vie cernée de rêves
de Barbara Wersba (1968)
traduction de Jean Esch, éditions Thierry Magnier, 2008
« Non, mon problème, c'est mon âme. Ça peut vous paraître bizarre, mais j'ai parfois l'impression que mon âme est un animal en cage qui se jette sauvagement contre les barreaux pour tenter de se libérer. »
Qu'on me pende par les pieds si Colin Higgins ne s'est pas inspiré de ce roman pour écrire (/réaliser) son Harold et Maude !
Dans les deux histoires, on trouve un adolescent marginal, dans le sens où ses préoccupations ne correspondent pas à celles des autres jeunes du même âge. Ici, Albert se soucie de son âme, de la littérature, du jardinage, des recettes de cuisine qu'il collectionne. Il n'a pas d'ami, en dehors de son chat Orson; même ses parents sont odieux vis-à-vis de lui (ils le considèrent comme un poids, comme un raté parce qu'il a de grosses lacunes dans ses études et parce qu'il est trop solitaire). De toute façon, ses parents sont odieux tout court. Vous savez, ils font partie de ces gens inlassablement insatisfaits, un peu comme les parents Dursley dans Harry Potter. Un soir, la mère prie son petit Albert d'aller exiger que la petite vieille, deux rues plus loin, arrête de faire de grands feux dans son jardin, parce que ça sent mauvais.
Ce qui était au départ une corvée pour Albert deviendra le plus grand bouleversement de sa vie; la "petite vieille", Orpha, accueille Albert les bras ouverts; il comprend pas ce qui se passe, jusqu'à ce qu'il découvre l'intérieur de la vieille maison, où les murs sont tapissés de livres, où les pièces sont pratiquement vides de tout meuble. Petit à petit, Orpha apprivoise Albert, et celui-ci revient la voir, chaque jour, après les cours (ou même avant, quand il oublie malencontreusement d'y aller. Ah, ces jeunes !).
Ma présentation est catastrophique parce que, j'avoue tout, c'est vraiment peu motivant d'écrire un billet concernant un livre que tout le monde a déjà lu, et chroniqué.
L'essentiel, de toute façon, tient dans la rencontre de deux univers distincts, celui d'Albert, qui ressemble pour l'instant à un énorme tas de terre glaise (comprenez : tout est à construire pour lui, tout est à découvrir et à vivre), et l'univers d'Orpha, vieille dame excentrique vivant isolée parmi ses souvenirs (elle a été une grande actrice de théâtre) et ses livres. Les deux se confondent d'ailleurs, tant la dame aime étayer ses propos de citations de Shakespeare, Thoreau, Rilke, Blake... Cela fascine Albert, qui aime la lecture et qui découvre alors que ce n'est pas une tare de se réfugier dans ces mondes fictifs. Il a d'ailleurs cette idée géniale de recopier ses citations préférées sur des bouts de papier, et de les coller ensuite au-dessus de son bureau, les phrases célèbres devenant alors de véritables talismans, des bouées de sauvetage quand il sent qu'il va couler. Albert était en effet au bord de la noyade, avant de rencontrer Orpha.
C'est en cela que c'est comparable à Harold et Maude : dans les deux cas, on trouve un jeune garçon empli de doutes et de désespoir, qui rencontre une merveilleuse vieille dame qui permet de voir les choses autrement. Sortes de lanternes initiatiques, Maude et Orpha, par leur candeur et leur joie de vivre, contaminent Harold et Albert au point de les sortir du gouffre. Certes, elles le font différemment (Harold et Maude basculant clairement en histoire amoureuse, ce qui n'est pas le cas ici), mais le résultat est le même : les deux jeunes gens reçoivent tous les deux des électrochocs naturels.
Quelque part, j'ai eu l'impression de lire une redite, alors que Notre petite vie cernée de rêves est antérieur à Harold et Maude; je vais arrêter là les comparaisons, parce que je sens que ça commence à vous lasser (et à moi aussi). Ce roman-ci est attachant et donne envie de vivre une vie fantasque, loin des préjugés des autres hommes, mais comme le dit Orpha :
« Mon cher garçon, vous ne voyez donc pas que la seule manière d'être anticonformiste, c'est d'abord de remplir vos obligations ? Vous devez gagner le droit d'être anticonformiste. »
Le style, que certains ont jugé un peu désuet, ne m'a pas gênée, mais je n'ai pas non plus été totalement transportée. Le personnage le plus triste, finalement, est incarné par le père d'Albert, un pauvre alcoolique qui a l'impression d'avoir raté sa vie et qui n'a pas le courage de recommencer ailleurs, autrement. Sa femme, elle, est cyniquement croquée par l'auteur, comme étant une dépensière à l'affût de la moindre nouveauté (et se lassant forcément au bout de six mois, espérant alors obtenir le dernier modèle mis en vente). Quand on le compare à ses parents infects et dépressifs, on peut dire qu'Albert s'en sort diablement bien. Lui, au moins, n'est pas aux prises du conformisme des banlieues typiquement américaines...
C'est aussi un roman qui donne envie de (re)découvrir d'autres auteurs, Thoreau en tête (Walden est cité plus d'une fois, devenant même un fil conducteur dans l'intrigue).
La fin correspond à celle qu'on attend de ce genre de roman, et pourtant j'y ai trouvé un petit détail supplémentaire qui lui fait prendre une autre dimension; détail qui m'a déçue au premier abord pour finalement me séduire - les plus belles vies sont celles que l'on rêve. La preuve dans le titre du roman.
« Je me sentais joyeux. C'était un sentiment si nouveau que je ne savais pas trop quoi en faire. J'avais toujours une petite place pour le désespoir, mais la joie, ça vous étouffe quand vous n'êtes pas habitué. »
Et si j'en rajoutais encore une couche, à propos d'Harold et Maude (dont il faut voir le film) ?
A un moment donné, l'un des personnages part faire une visite à l'hôpital (voyez comme je reste délicieusement vague, les spoilers ne passeront pas par moi) et croise de vieilles femmes, dont « Celle avec les tubes dans le nez, celle qui gémissait bruyamment, celle qui appelait un nommé Harold au moins cinquante fois par jour. »
Ne me dites pas, après ça, que Colin Higgins a choisi ce prénom par hasard !
Tout le monde a lu ce roman, je vais oublier une centaine d'avis (environ), mais n'hésitez pas à hurler dans les commentaires.
Clarabel et Lilly ont été les premières à me donner envie. Ensuite, viennent Gawou, Fashion, Lou, Karine, Stephie ...
Figurez-vous que Cathulu et Leiloona font entendre un autre son de tambour, ce qui est bien agréable aussi.
Ce livre faisait partie de mon joyeux challenge 1% dont la fin se fait sentir...
(quel suspense)