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N.u.l.l.e.
8 juillet 2010

« Vous êtes la nouille croustillante dans la salade de la vie »

La passerelle
de Lorrie Moore (A Gate at the stairs, 2009)
Éditions de l'Olivier, 2010, 361 pages
traduction de Laëtitia Devaux

« La vie était insupportable, et pourtant tout le monde la supportait. »

Une fois qu'on l'a rencontrée, on peut difficilement oublier Esther Greenwood; figurez-vous que je lui ai trouvé un genre de grande sœur, un double littéraire qui aurait vécu à notre époque.
Tassie quitte la ville de son enfance, un endroit où il ne se passe rien, pour faire ses études dans un lieu un peu plus civilisé où elle va, pour sa vingtième année, être confrontée à certaines réalités de la vie (quelle expression merdique), parfois bénéfiques, parfois nauséeuses.
Tassie vit en colocation avec une fille aussi délicieusement perdue qu'elle. Elle suit des cours aux thématiques très variées (grosso modo, elle étudie le vin, le cinéma et l'ambiance feng-shui), elle gratte sa guitare, elle s'ennuie. Puis elle tombe amoureuse et rencontre un couple qui cherche à adopter un enfant; alors, Tassie, deviendra la baby-sitter de Mary-Emma, une adorable petite fille métisse, un peu délaissée par ses parents adoptifs (la femme, Sarah, dirige un restaurant renommé, et l'homme semble occupé ailleurs, tout le long du roman).
On pourrait croire qu'il ne se passe rien d'extraordinaire dans ce roman; il s'agit juste d'une jeune fille qui prend le taxi pour la première fois de sa vie, qui va être confrontée au petit racisme des citadins, et qui va regretter d'avoir appris des mots d'amour en portugais. Et pourtant, il se passe tout. Il se passe la découverte de la vie et de ses horreurs. Il se passe une année dans la vie d'une jeune fille qui ne vit rien de banal et qui réagit comme elle peut. Tout cela, néanmoins, ne s'écrit pas sans humour ni ironie. L'une des grandes forces de La passerelle, c'est cet étrange recul sur les événements (la narratrice (Tassie elle-même) raconte son histoire a posteriori), ces touches de candide ironie qui permet, malgré tout, de supporter bien des choses.

 

« Il y eut un long silence pendant lequel elle se contenta de caresser le bras endormi de la jolie Marie-Emma. Pour finir, elle dit à voix haute, et à personne en particulier :
- Je me demande sil y a dans l'annuaire des gens qui s'appellent Hitler. »

Tassie côtoie des êtres totalement marginaux, même si on pourrait les croire normaux au premier regard. Sarah, la gérante du restaurant, est d'une étrangeté indéniable; ses propos (la citation précédente parle d'elle), sa conduite, ses réflexes montrent bien à quel point cette femme n'entre pas dans le moule conventionnel de la famille américaine (elle passe au four les livres qu'elle emprunte à la bibliothèque, pour tuer les germes), et le lecteur comprendra pourquoi au fur et à mesure - même si l'explication glace le sang. Il y a des revirements étonnants dans ce roman, des histoires qu'on aurait préféré ignorer, tout comme Tassie d'ailleurs. Mais sur ces histoires-là que la jeune fille va justement se construire, alors il est important que l'on sache, nous aussi.

« As-tu remarqué que les gens qui commencent par : "Je ne suis pas raciste", tu sais d'emblée qu'ils le sont ? »

Ne comptez pas sur moi pour vous offrir une présentation digne de ce roman; il y a dans la plume de Lorrie Moore une gravité et une finesse qui rendent cette histoire terriblement attachante. Le portrait de Tassie est si délicat, si juste, si travaillé, qu'on a l'impression de réellement connaître la jeune fille (en fait, c'est une frustration personnelle : j'aimerais la connaître). Tassie lit Sylvia Plath, écrit des chansons profondes ("Soir d'été, viande crue") avec sa coloc, et passera l'été dans un costume de faucon, à courir dans un champ pour faire fuir les rongeurs avant le passage de la batteuse. A la fois terriblement banal et totalement incongru.
A l'inverse de son acolyte Ester Greenwood, on n'est pas inquiet pour Tassie quand se termine le roman; on sait qu'elle trouvera la force de continuer, et que le bonheur ne l'épargnera pas. La passerelle qu'elle a traversée, pour ses vingt ans, lui a en quelque sorte ouvert suffisamment de portes pour qu'elle soit désormais parée aux autres obstacles qu'elle rencontrera fatalement.

Je ne sais comment vous dire à quel point cette lecture fut un bonheur; j'ai adoré rencontrer ces personnages, cette douce folie et ces tristes vies, je me suis attachée à Tassie comme si elle existait réellement, j'ai encadré un nombre incalculable de passages, j'ai été émue et j'ai souri. Voilà l'essentiel : oubliez mes ratures mais retenez le titre du roman.

« Le vent rabattait mes cheveux et les transformait en un enchevêtrement de paille rêche. Surtout, ne jamais se décourager. Jamais. Même si on était une gorgone. Je pris cette résolution. »

Trois lectrices vous présenteront le roman mieux que moi : Cathulu, Le livraire et Amanda (pour te répondre : je ne me suis pas reconnue en Tassie, personnellement, mais je trouve ton regard très flatteur pour moi, alors, merci !).

Et un grand merci à Cuné, évidemment !

Pour terminer en beauté, un dialogue entre Tassie et son frère :

« - J'ai déconné à une interro et j'ai été convoqué chez le principal.
- C'est-à-dire ?
- J'ai écrit que Gandhi était un cerf.
- Un cerf ?
- J'ai confondu Gandhi et Bambi.
- Quoi ?
Il était très intelligent, donc il faisait tout très vite, sans la moindre patience. Et il avait tendance à laisser échapper des choses. »

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Commentaires
E
* Juliette, je comprends parfaitement. Mais l'humain, pour contrebalancer cette horrible vérité, a inventé une chose magnifique et agréable : les bibliothèques. :-)
J
Quand je lis ça, je me dis que j'en ai marre de devoir attendre les poches si longtemps...
E
* Choco, je suis d'accord avec toi, rien ne presse, il nous reste toute une vie de lecture devant nous... :-)
C
Pas encore découvert cet auteur mais il me reste 40 à 50 ans devant moi ^^
E
* Aifelle, j'ai fait le chemin inverse - j'ai découvert Lorrie Moore avec ce livre-ci et ai ensuite lu un recueil de nouvelles, qui m'a beaucoup plu. Une auteur attachante, je trouve !<br /> <br /> * May, excellent cadre de lecture, je confirme ! Ici, même si ce n'est pas toujours drôle, il reste une flamme de vie qui permet de lire en gardant (presque toujours) un petit sourire au coin des lèvres.<br /> <br /> * Pickwick, si tu aimes le ton des extraits, le livre est pour toi ! Et Sylvia Plath, oui, est à découvrir aussi, mais sa "Cloche de détresse" est vraiment sombre, attention.<br /> <br /> * Lilly, je crois que ça te plairait, en plus.<br /> De quels livres parles-tu ? Je me souviens d'un Maupassant et du "Professeur de piano", mais rappelle-toi, c'étaient des dons. Je t'autorise à les revendre si tu n'en veux pas, aucun problème :-)<br /> <br /> * Amanda, oh, merci !! J'arrive encore moins à écrire qu'avant, alors je ne suis pas très fière de moi... <br /> Je me répète, mais ça me fait très plaisir que tu m'aies "reconnue" en Tassie ! <br /> <br /> * Mo, je suis désolée de transformer ton quotidien en enfer. Tu auras le droit de te venger en retour :))<br /> <br /> * Choupynette, tu m'as déjà vu parler cuisine, alors que je ne sais même pas cuire des pâtes convenablement ? Tss ! ;-)<br /> <br /> * Manu, elle le mérite vraiment ! J'ai lu ensuite un de ses recueils de nouvelles, "Des histoires pour rien" (j'en parlerai) (un jour), c'était très intéressant :-)<br /> <br /> * Lilly, mais c'est merveilleux, ça ! Quelle invention géniale que les bibliothèques :-)
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