Le vent le portera
Le fils du vent
d'Henning Mankell (2000)
traduit du suédois par Agneta Ségol et Pascale Brick-Aïda (2004)
1875. Homme moyen, Hans Bengler quitterait bien la Suède, où rien le retient vraiment, pour accomplir de grandes choses. C'est ainsi qu'il embarque pour l'Afrique, où il espère découvrir un insecte inconnu - il pourra ainsi lui donner son nom, devenir quelqu'un. Pourtant, dans le désert de Kalahari où il frôlera la mort (ils sont fous, ces Suédois !), une toute autre rencontre l'attend...
« Derrière la porte, il y avait par terre un box comme ceux dans lesquels on met les veaux. Bengler se pencha et découvrit un garçon. Il était couché là et le regardait fixement. »
Il prend alors la décision de ramener ce petit enfant noir dans son pays; c'est une opportunité à ne pas rater - qui sait combien ça peut rapporter, d'exhiber un sauvage noir dans son pays glacial ?
Baptisé Daniel, l'enfant est alors arraché de son milieu d'origine. Petit à petit, il supportera les sabots qu'on lui impose; il apprendra le suédois. « Je m’appelle Daniel. Je crois en Dieu. » deviendra sa phrase officielle de présentation.
Mais, évidemment, les conséquences de ce déracinement seront terribles. L'entomologiste Bengler a apparemment oublié qu'on ne dispose pas comme on le souhaite d'une vie humaine...
Ce roman part d'une thématique qui m'intéressait beaucoup - le bon sauvage qu'on veut "éduquer" (parce que forcément, il était un barbare avant de connaître l'homme blanc...) et la complexité de la tâche. Pendant toute la première partie, on suit les pensées d'Hans Bengler, qui ne paraît pas si mauvais; pire, il croit bien faire en adoptant cet enfant, dont la famille a été massacrée. Quelle vie aurait-il eu dans le désert, seul ? Il veut lui offrir une seconde chance. Mais cette bonne volonté initiale a forcément des répercussions traumatisantes sur le petit Daniel - dès la deuxième partie, c'est lui qu'on va apprendre à connaître, à écouter. En réalité, il s'appelle Molo. Ses parents ne le quittent jamais; ils le guident dans ses rêves, ils lui parlent dans la journée. Sa vie est là-bas, dans le désert. Dans un pays où on sculpte des antilopes dans la roche. Sa vie est là où on ne porte pas de chaussures; dès lors, son objectif premier, dès qu'il arrive en Suède, est de trouver un moyen de rentrer chez lui.
Rassurez-vous, j'ai l'air d'en dire beaucoup mais il y a énormément d'événements, de rencontres que je tais, parce que ce ne serait pas amusant de tout dévoiler.
Le rythme narratif est assez lent, sans pour autant être ennuyeux; on suit l'adaptation de Daniel/Molo, on comprend toute l'incongruité de la situation, on le plaint. Et même si Bengler espère ensuite gagner de quoi vivre grâce à l'enfant du désert, ce nouveau "père" le traite du mieux possible, et s'interroge même sur ce que ressent le petit garçon. En effet, ce dernier a un univers intérieur d'une richesse incroyable, mais il ne se confie à personne. Craignant d'être incompris, il se mure dans le silence; ça en devient poignant car s'il osait s'exprimer, cela faciliterait bon nombre de relations avec les Suédois. Son parcours en Scandinavie est loin d'être serein, et ce décalage entre deux cultures diamétralement opposées est habilement raconté par l'auteur. A l'époque, rencontrer un Noir était aussi spectaculaire qu'observer une femme barbue - Daniel est presque monstrueux, dans le sens où il représente l'inconnu, le monde sauvage. Qui est-ce ? Y-a-t-il une âme là-dedans ?
Par chance, l'enfant finira par rencontrer une petite fille, totalement folle (elle entend des voix dans la terre, et passe ses journées à creuser pour libérer les gens). Ces deux marginaux vont devenir des alliés, bien qu'il reste toujours une barrière d'incompréhension entre eux.
Le fils du vent se passe sur un temps relativement court, mais assez dense au vu des événements. A la fois captivant et terrifiant, ce roman fort bien mené suscite de nombreuses questions jusqu'à ce qu'il culmine à un degré absolument cruel de tragédie.
Mon seul bémol viendrait de l'épilogue, totalement inutile et décalé. Fermons les yeux sur ses six dernières pages, et écoutons ce que le vent nous dit...
Ce livre m'a été offert par Marie lors du swap scandinave, et je l'en remercie : elle a drôlement bien choisi...
Et même si tout ça commence à être un peu long, je ne résiste pas à l'envie de recopier le passage suivant, un dialogue entre Sanna (la petite fille folle) et Daniel :
« - En fait, je n’ai pas le droit d’être ici, déclara-t-elle soudain.
- Pourquoi ?
- Je peux me perdre.
- Je ne comprends pas ce que ça veut dire.
De nouveau, elle éclata de rire.
- Tu es encore plus bête que moi. Quand on se perd, on ne retrouve pas son chemin. On est dans le noir et on appelle au secours mais personne ne vous entend. On meurt de froid. Quand on vous retrouve, on est tout raide et il faut vous casser les bras et les jambes pour vous mettre dans le cercueil.
Daniel réfléchit à ce qu’elle venait de dire. Pour la première fois, quelqu’un employait des mots qui exprimaient ce qu’il ressentait. C’était exactement ça, il ne retrouvait pas son chemin. Il ne faisait pas froid et il n’était pas mort. Il s’était perdu. »