« Je ne joue plus »
Sa Majesté des mouches
de William Golding (1954)
traduction de Lola Tranec
La laideur de cette couverture explique pourquoi ce livre a eu le temps de sympathiser avec ma bibliothèque entière avant que je ne daigne l'ouvrir; mais son heure a fini par arriver.
Alors que la Seconde Guerre Mondiale sévit sur le globe, un avion s'écrase sur une île; ça a dû se dérouler plus d'une fois pendant cette période houleuse de l'Histoire, à ce détail près qu'ici, les passagers sont tous des enfants de 6 à 13 ans (environ) et qu'aucun adulte ne survit au crash.
Une terrible question se pose alors : comment des enfants peuvent-ils survivre dans un contexte aussi âpre, une vie est-elle possible loin de toute société ?
« Cette île est à nous. Elle est vraiment sympa. On s’amusera tant que les grandes personnes ne seront pas venues nous chercher. »
Trois "grands" prennent les choses en main : Ralph, méthodique, est rapidement désigné comme le chef de toute la tribu (bien qu'il ne sache pas lui-même combien d'enfants se trouvent sur cette île) et organise minutieusement des réunions. Jack joue les dissidents dès le départ : dans la cour de récréation, il devait être celui qui volait le goûter des plus faibles, par pur plaisir de méchanceté. Le genre de garçon à s'acharner sur une cible toute idéale; c'est ainsi que Porcinet (dont on ne connaîtra jamais le véritable prénom), un rondouillard asthmatique à lunettes, subit les railleries de tous les enfants, et se protège derrière Ralph, qu'il suit comme s'il était un bouclier vivant.
Au début, tout va bien; il y a un semblant d'ordre avec l'élection du chef, et il y a beaucoup de jeux. C'est vrai, quoi ! Vous seriez un enfant, entouré de copains, sur une île paradisiaque, où aucun parent ne peut imposer son autorité, vous vous amuseriez. Sur la plage, ou en courant dans les bois; en vous gavant de fruits sucrés, en faisant tomber le copain parce que c'est drôle. Le seul souci, c'est la nuit. Il fait tellement noir, et il y a ces bruits étranges... l'île cache une bête, c'est certain !
La peur gagne tous les enfants, le désordre s'installe tout doucement dans les cabanes bancales, l'éducation s'oublie et le chaos... approche.
Se retrouver seul sur une île déserte, voilà un grand topos littéraire... ici, l'originalité première réside dans le fait que des enfants sont entièrement livrés à eux-mêmes, puisque les adultes présents dans l'avion (dont le pilote) sont morts lors du crash. On se rend compte alors que les enfants sont très malins : ils entretiennent un feu (allumé grâce au soleil et aux lunettes de Porcinet) pour que la fumée avertisse les bateaux qui pourraient éventuellement passer dans les parages, ils construisent des cabanes, ils se fient aux ordres du chef Ralph. Pourtant, l'épreuve de l'île déserte ne pardonne rien; le vernis craque rapidement, les règles s'effritent : loin de toute société, l'homme redevient sauvage. Pourquoi les enfants resteraient bons ? On croit toujours que ces tendres créatures ne connaissent pas le mal, qu'elles sont encore innocentes. Et pourtant, l'évidence est là : la cruauté n'épargne pas les enfants, elle ne nous tombe pas subitement dessus à partir de l'âge adulte. Les enfants peuvent être d'une bestialité remarquable. Le basculement se fait progressivement (la temporalité est assez floue, pour ne pas dire inexistante), et ne touche pas tout le monde; les plus petits n'ont que faire des bagarres des grands, ils se contentent de jouer sur la plage et de pleurer la nuit.
Parmi les jeunes adolescents, il y a aussi Simon. Un peu timide, les autres se moquent de lui quand il ose prendre la parole pendant les réunions. Les autres ont tort, évidemment; derrière ce visage renfermé, se cache un enfant extralucide, mais dont les propos ne peuvent pas être pris au sérieux par une bande d'enfants surexcités.
« – Je veux dire qu’avec tout ça ils ont des cauchemars. On les entend. Tu ne t’es jamais réveillé la nuit ?
Jack secoua la tête.
- Ils parlent, ils crient. Les petits. Et même quelques-uns des autres. Comme si…
- Comme si on n’était pas sur une île sympathique. »
Sa Majesté des mouches dresse un portrait glaçant de la société, de la soi-disant humanité de notre civilisation. William Golding est pessimiste, mais je crois qu'il a raison de l'être. N'oublions pas non plus que ce roman a été écrit en 1954, neuf ans après la plus grande preuve de barbarie de l'homme moderne; dans un tel contexte, on peut légitimement penser que l'homme est le pire des animaux. La violence du roman secoue le lecteur; il n'est pas possible de rester insensible à l'atrocité de certains passages, et c'est justement cette sauvagerie qui empêche de croire en une quelconque civilisation. N'en déplaise à Rousseau, qui assurait que « l'homme est bon par nature, c'est la société qui le corrompt ».
Cette lecture laisse un goût amer mais il est parfois intéressant d'être un peu bousculé. Certains passages descriptifs auraient gagné à être un peu plus condensés, et le style de l'auteur m'a empêchée de me plonger sans retenue dans son roman. Ce fut une lecture plus cérébrale que sensible, ce qui bloque un peu mon enthousiasme.
C'est presque un détail; Sa Majesté des mouches était le premier roman de William Golding, et cette œuvre regorge de puissance.
A noter que ce livre a été adapté au cinéma en 1963, sous le même titre, par Peter Brook. Et pour ceux qui se demandent justement d'où sort cette énigmatique Majesté, la réponse est dans le roman...