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N.u.l.l.e.
8 octobre 2008

Fragments épars d'un bonheur inattendu

http://www.sensesofcinema.com/images/directors/02/22/cleo.jpg

"Avec elle, c'est toujours drame et compagnie. Elle a pourtant ce qu'il faut pour être heureuse; mais elle a besoin qu'on la protège, c'est une enfant."

Les instants magiques - réellement magiques - sont assez rares quand on y réfléchit; il n'est pas évident de trouver une œuvre (que ce soit un morceau de musique, un livre, une sculpture dans un musée, un gâteau fait maison, etc.) qui nous paraisse parfaite du début à la fin. Une œuvre qu'on regarde (écoute, déguste, etc.) en pensant : C'est ça. Exactement ça.
Si vous m'aviez vue, alors que je visionnais Cléo de 5 à 7, vous auriez compris qu'il ne fallait pas me déranger. Dès les premières images, l'éblouissement était là.
Imaginez : une personne se fait tirer les cartes chez une voyante. On sent qu'il se passe quelque chose d'essentiel pour la suite, on est attentif. Les cartes sont de mauvaise augure.
Vous êtes malade ?
Oui.

Puis la voyante feint de ne plus rien voir, d'avoir l'esprit brouillé, au revoir mademoiselle. Cléo quitte le cabinet en pleurant; nous sommes le mardi 21 juin, il est 17h. Ce soir, elle recevra les résultats d'analyses médicales. Mais pas besoin de la confirmation du médecin, elle le sait, elle le sent - elle est gravement malade. Un cancer.
Dans la première partie du film, Cléo ne nous apparaît que sous le regard des autres; elle est belle, Cléo, elle est jeune. Elle est en passe de devenir une petite starlette de la chanson. Son problème, c'est qu'elle se plaint en permanence; il y a toujours quelque chose qui la chiffonne. Alors, cette histoire de maladie, comment y croire ? C'est sa gouvernante qui pense la phrase mise en exergue de ce billet. On est presque choqué qu'elle ait de telles pensées, au moment même où Cléo se dévisage dans un miroir, en pleurant et décidant : "Si je suis malade, je me tue !"
Mais petit à petit, on comprend. Elle est mignonne, Cléo, oui, c'est une enfant et comme tous les enfants, elle a ses petits bobos. Faire les boutiques la console. Pourtant, elle devrait se méfier ! Acheter quelque chose de neuf le mardi porte malheur (tout comme porter un vêtement neuf) - Angèle (sa gouvernante) et elle sont superstitieuses, terriblement (mais alors, pourquoi ce chaton noir chez Cléo ?). Leurs superstitions font rire - mais on écoute, comme si ces mauvais présages voulaient prendre le spectateur à témoin, lui dire, regarde attentivement l'écran et tu sauras tout...
Cléo de 5 à 7, ce sont les pérégrinations d'une demoiselle qui se questionne beaucoup sans jamais trouver de réponses satisfaisantes. Alors, pendant deux heures (mensonge : le film dure 1h30), on est invité à la suivre, quitte à en avoir la tête qui tourne. Le voyage vaut le coup; c'est fou comme une femme peut changer, en si peu de temps.
La construction du film repose sur deux particularités; la première est qu'il est tourné en temps réel (si, si, j'ai vérifié). On est réellement avec Cléo (interprétée avec émotion par la belle Corinne Marchand) de 17h à 18h30. Les pendules qui jalonnent le film nous prouvent à quel point la mise en scène était soignée, à ce niveau-là.
La seconde particularité est que les séquences ont été tournées dans l'ordre; c'est un fait excessivement rare (et fascinant : comment l'acteur peut-il jouer les scènes dans le désordre le plus complet ?) qui renforce, à mon sens, le cheminement de Cléo (qui ne s'appelle pas réellement comme ça, mais je refuse de tout vous raconter). Les acteurs ont pu aussi suivre cette métamorphose, la montée de l'inquiétude (surtout pour Cléo, évidemment; on apprend dans les bonus qu'entre le début et la fin du film, l'actrice a perdu sept kilos, tant elle était imprégnée de son rôle, et de la peur du verdict médical).
Il y a d'autres incongruités dans ce film, comme celle du noir et blanc - le film a été tourné en 1961, autant dire qu'on savait depuis belle lurette tourner en couleur, et d'ailleurs, Agnès Varda nous le rappelle... puisque la séquence d'ouverture (chez la voyante, avec les cartes du tarot) est justement colorisée. A vrai dire, il a fallu que j'écoute l'interview en bonus pour remarquer ce détail - prise dans le film, je n'avais même pas fait attention à ce changement...
Les choix de réalisation sont époustouflants; je n'ose imaginer quel travail il y a dû y avoir en amont du tournage lui-même, mais le résultat est remarquable. Chaque plan ressemble à un tableau. La disposition des objets est fascinante, les couleurs aussi (oui, même si on est en noir et blanc; toute la séquence au parc Montsouris m'avait éblouie, et les bonus permettent de comprendre pourquoi). Le travail est soigné jusqu'à la perfection. Il en est ainsi quand on retrouve Cléo chez elle :

Home

Vous voyez un peu la disposition des meubles ? la manière de remplir l'espace ? J'avais l'impression de découvrir l'appartement d'une princesse; on pourrait croire que c'est nu, froid. J'ai trouvé ça superbe. Quelques chatons courent, ici et là; rien de grave ne semble pouvoir arriver dans un tel lieu. Cléo a même installé une balançoire ! Preuve de son attachement à l'enfance ? Voyez sa mine boudeuse; on la dirait capricieuse, mais qui pourrait lui résister ?
Le film, aussi, regorge de
miroirs (tous plus beaux les uns que les autres). Cléo étudie son apparence, mais pas seulement. Vit-elle seulement dans son reflet, comment les autres la perçoivent-ils ? A-t-elle seulement plus de profondeur que cette image renvoyée par la glace ? Qui, oui, qui daigne l'écouter, réellement ?
Cléo en a marre, enlève sa perruque, libère ses fragiles cheveux blonds. Elle quitte le blanc de sa tenue pour enrouler son corps dans une élégante robe noire (ah, le blanc et le noir ! j'y reviendrai).
Deuxième partie du film : Cléo vagabonde seule dans les rues de Paris, comme si seule cette marche solitaire pouvait lui permettre de vivre moins mal ces dernières minutes d'attente... Cléo voudrait qu'on l'aime, même si elle a peur. Réconfortée quelques instants par la présence de son amie Dorothée, elle rejoint le petit ami de cette dernière là où il travaille - dans un cinéma. Justement, profitons-en ! Le film (notre film) s'interrompt pour laisser place à un court-métrage, celui que le petit ami projette dans la salle obscure. Là encore, le spectateur comprend qu'il se passe quelque chose d'important. Et pour cause ! Le petit film (intitulé
Les fiancés du pont Mac Donald) nous raconte qu'à force de voir la vie en noir, on passe à côté du bonheur.
Loufoque, tourné à la manière des vieux films muets, ce court-métrage est délicieux; il a été tourné avec les amis d'Agnès Varda : Jean-Luc Godard, Anna Karina, Sami Frey, Jean-Claude Brialy... je n'en avais reconnu aucun, mais les voir s'immiscer dans le film, à la fois comme clin d'œil et comme message lumineux, apporte une nouvelle profondeur à l'histoire de Cléo...
Elle a un air plus grave, dans cette seconde partie, c'est indéniable. Vous seriez tout aussi préoccupé(e), à sa place. Sa peur la mène jusqu'au parc Montsouris, où elle y fera une rencontre surprenante... mais pas tant que ça. Cléo a déjà grandi, elle n'est plus la demoiselle frivole qui rêve de chapeaux (de toute façon, tout lui va !). Non, Cléo est désormais prête à rencontrer réellement quelqu'un - un inconnu, c'est encore mieux : il ne peut pas juger qui elle était avant de le connaître. Antoine (Antoine Bourseiller) est soldat en Algérie; ce sont ses dernières heures de repos, avant de repartir au combat. Il avait besoin, lui aussi, d'être rencontré.
Il est 18h15, vous savez.
Le dénouement approche. Peut-être devrions-nous les laisser entre eux ? Ils ont tant de choses à se dire, et si peu de temps. Antoine tient à accompagner Cléo à l'hôpital. Pourquoi attendre un coup de fil, alors qu'on peut avoir la réponse plus vite ? A les regarder, on ne sait pas lequel des deux est plus fragile que l'autre. Il la trouve belle. Elle le trouve bavard.
Le film s'achève dans le jardin de la Salpêtrière; c'est le jour le plus long de l'année. On sent qu'on assiste à quelque chose d'important. En cet instant, tout semble parfait.
Il me semble que je suis heureuse, dit-elle.
Phrase inoubliable; prononcée avec émotion. Lui a les larmes aux yeux, elle a un regard sublime.

Cléo de 5 à 7 - Corinne Marchand et Antoine Bourseiller

Oui, il lui semble être heureuse.
Il n'y a qu'un seul autre film dont je me souvienne exactement de la dernière image, de la dernière phrase prononcée (j'en parlerai peut-être un jour).
Cléo de 5 à 7 est donc une œuvre d'Agnès Varda, filmée en 1961 et sortie l'année suivante en salles. Corinne Marchand y est sublime, accompagnée d'Antoine Bourseiller qui fait augure d'ange gardien. Chaque image fait rêver.

Le DVD mérite l'investissement, tant les bonus sont captivants (il est si rare que je les regarde en entier...).

[et si vous m'avez trouvée bavarde, sachez qu'un autre billet est prévu sur ce film. Vous êtes prévenus]

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Commentaires
E
Sans vouloir être désagréable, il y a toujours des œuvres qui sont classées de manière trèèès mystérieuse, en bibliothèque... ("Autant en emporte le vent", le film, n'est dispo chez moi que dans le rayon enfant... quel petit de 6 ans va avoir envie de regarder ça ?)<br /> "Muriel" ne me paraît pas réservé aux adolescents... enfin, tu me raconteras !
L
Oui j'ai le droit et d'ailleurs ce soir je suis rentrée avec Muriel (et une sympathique vieillerie américaine comme je les aime). Mais j'ai été assez étonnée de devoir aller chercher Muriel au rayon adolescent...
E
Levraoueg, ne t'inquiète pas, le DVD à la médiathèque est justement celui avec "Deux ans après". Malheureusement, j'ai le même souci que toi : tout ce que je veux est toujours emprunté, c'est une galère permanente. <br /> Tu as le droit de prendre deux DVD en même temps ? Chanceuse ! (nous, on ne peut en prendre qu'un à la fois)
L
Mais alors il faut que tu exiges de ta médiathèque le dvd avec aussi le 2e film "Deux ans après" sur ce qui s'est passé après le premier film et puis évidemment, comme dit Agnès Varda, il te faut les boni !<br /> Moi je suis dans une ville de cinéphile, tout est toujours sorti. Du coup je n'ai toujours pas vu Muriel, mais bon je patiente et peut-être que je pourrai avoir le Varda en prime.
E
Fashion # 1 : oui, je suis tentateuse et fière de l'être, et puis c'est bien fait pour toi, parce que tu ne fais rien qu'à nous tenter sur ton blog, voilà, tu en paies le prix... :-)<br /> <br /> Levraoueg, faux : pour moi, il est intéressant de voir que d'autres personnes ont aimé ce film, et ça me fait même très plaisir.<br /> "Les glaneurs et la glaneuse", je n'ai pas vu mais je ferai en sorte de réparer ça, chic, la médiathèque l'a !<br /> <br /> Soeur Anne, je suis plutôt contente de t'avoir donné envie de voir ce film ! Je ne l'ai pas trouvé ennuyeux une seule seconde, c'est parfois un peu "lent", bref, ce n'est pas un film qui doit séduire tout le monde... <br /> <br /> Fashion # 2 : l'ultime caution, ça aurait été de préciser que les élèves ont adoré ! ;-)
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