Enchanteur *
Lolita
de Vladimir Nabokov (1955)
"Imaginez-moi; je n'existerai pas si vous ne m'imaginez pas."
Je me suis promis de ne pas citer dans cette critique la fameuse première phrase de ce livre, celle que tout le monde connaît et que tout le monde cite dès qu'il est question de Lolita. Alors non, je vaincrai ce réflexe, bien que cette première phrase, ou plutôt les premières phrases sont d'une beauté saisissante.
Par contre, je veux bien raconter ce soir où j'ai entendu parler pour la première fois et de ce livre et de cet auteur. J'allais sur mes seize ans (mais où ai-je vécu jusque-là ?), et ce samedi soir-là, comme des millions de personnes, je regardai Ardisson à la télévision (mon âge me tient lieu d'excuse). Un homme, dont je n'avais jamais entendu parler et que je voyais pour la première fois de ma vie, venait d'écrire son inventaire littéraire. Il s'appelait (et s'appelle toujours) Frédéric Beigbeder, il portait ce soir-là une chemise bleue avec un adorable petit "fuck" brodé sur le tissu. Dans cet inventaire, il était question de Lolita. Le présentateur et l'écrivain ont réussi à me donner envie de lire ce livre, je ne sais plus comment. Je l'ai lu, aimé. Puis j'ai grandi. L'ai un peu oublié, comme j'oublie beaucoup de choses.
Et, vieille de six années supplémentaires (apportez-moi mon dentier !), j'ai voulu le relire. Dont acte, et tant pis pour les oeuvres qui paressent sur mes étagères en attendant que je daigne jeter un regard dessus.
Résumer Lolita serait insultant car, qu'on l'ait lu, vu au cinéma, ou ni l'un ni l'autre, on en connait le sujet. Un homme d'âge mûr tombe amoureux d'une nymphette de douze ans, et emploie des stratagèmes totalement immoraux pour vivre son amour légèrement prohibé par la loi.
Et là je me rends compte à quel point les souvenirs édulcorent certaines situations. J'avais oublié à quel point ce roman était sulfureux, choquant, dérangeant. Nabokov n'a pas l'intention de jeter aux yeux du lecteur des scènes d'une obscénité absolue, mais même avec le style le plus sublime qui soit, les faits restent là. Je me tortillais parfois de gêne sur mon fauteuil, me maudissant en plus d'avoir justement offert ce livre tout récemment à une personne qui m'est chère (mais comment ai-je pu lui offrir ça ?! est-ce que j'aurai encore de ses nouvelles ?!, etc). Au début, j'étais uniquement dans une phase répulsive. Le narrateur-criminel, Humbert Humbert, ne mérite aucune compassion, c'est un monstre sur pieds qui cache sa perversité derrière des peignoirs en soie. Et puis...
Et puis il y a ce "je" martelé qui nous place devant les confidences d'un homme perdu (car il l'est, indéniablement), il y a ce talent extraordinaire de la part de Nabokov, qui entraîne le lecteur dans la suite du livre, où il l'apprivoise et lui dévoile toute la complexité humaine, cette frontière si fragile entre un esprit sain et un homme bouffé par des pulsions qu'il ne maîtrise pas. Lolita dérange parce qu'Humbert Humbert conserve malgré tout une humanité qui ressemble... à la nôtre. Ah, que c'est pénible, ces criminels qui nous rappelent que nous pourrions être eux ! On bascule si facilement... Le dérapage n'aurait pas forcément lieu dans le même "domaine" que ce narrateur, mais on ne naît pas monstre...
Le lecteur traverse différentes émotions tout au long du roman, et qu'il aille jusqu'au bout ou non, il ne sera jamais indifférent à ce qui est raconté. Le point de vue choisi par Nabokov nous empêche d'avoir accès aux pensées de la fameuse Lolita, qui reste par là une énigme entière jusqu'à la fin du texte. Une énigme, victime d'un homme qui préfère tout détruire que renoncer à elle. Loin d'être un "simple" tourmenté sexuel (admirez mon talent pour ne pas dire "le" mot - je ne veux pas de visites indésirées sur cette page dérisoire), il est réellement amoureux de cette nymphette pour qui il est prêt à tout (et il le fera, ce tout, croyez-moi). Sa détresse qui apparaît au fur et à mesure est déchirante - il prend doucement conscience de ce qu'il a fait subir à sa Lo :
"Elle chercha ses mots. Je les suppléai mentalement ("Lui, il m'a brisé le coeur. Toi, tu as simplement brisé ma vie.")"
Mais le lecteur n'en oublie pas pour autant que derrière cette souffrance ressentie par l'homme, il y a aussi un crime...
J'ai l'impression de m'embourber, donc je vais aller à l'essentiel : oui, Lolita traite d'un thème qui gratte et dérange. Mais c'est un roman, et oui : c'est un chef-d'oeuvre. La littérature n'est pas faite de bons sentiments. Attention, ces cinq cent pages brûlent. Elles ne sont pas à mettre entre toutes les mains... mais elles méritent d'être lues et relues. Su-blî-me !
"L'autre soir, un air froid d'opéra m'alita.
Son fêlé - bien fol est qui s'y fie !
Il neige. Le décor s'écroule, Lolita !
Lolita, qu'ai-je fait de ta vie ?"
(* j'ai toujours un immense problème avec les titres. L'enchanteur est celui d'une nouvelle nabokovienne, écrite en 1940; c'est "l'embryon", l'origine de Lolita)