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N.u.l.l.e.
28 décembre 2009

« Tous les génies sont des ivrognes »

(mais l'inverse ne fonctionne pas)

Le Postier
Charles Bukowski (Post office, 1971)
traduction de Philippe Garnier, Grasset, 1986
208 pages

http://imagesa.ciao.com/ifr/images/products/normal/900/product-1517900.jpg

« Mais je pouvais pas m'empêcher de penser, bon dieu, tout ce que ces facteurs font c'est amener leurs lettres et tirer leur coup. C'est le boulot qu'il me faut, oh oui oui oui. »

Ce qu'on se crée comme illusions, quand même.
Henry Chinaski est un pauvre raté parmi tant d'autres, avec ceci de différent qu'il n'a pas encore renoncé. Renoncé à quoi, me direz-vous ? Mais, à ressentir. A être en colère contre sa vie de merde. Il n'a pas renoncé, quelque part, à l'espoir. Espoir de s'en sortir, et espoir d'emmerder le plus possible les autres tant qu'on lui inflige n'importe quoi.
Chinaski travaille au tri du courrier. Ce n'est pas intéressant, on peut même dire que c'est prodigieusement pénible, surtout quand on reste dix heures de suite debout, à subir les reproches de son supérieur (il faut dire aussi que Chinaski met de la mauvaise volonté dans chacun de ses actes. Manière de survivre, là encore). Mais ça a beau être pénible, ça permet ensuite de payer l'alcool, de retrouver ensuite le beau corps de Betty, de ne pas s'inquiéter pour le loyer de son logement misérable. Dit comme ça, on pourrait croire que c'est bon de travailler; ce serait faux de le croire, évidemment. Travailler, ça aspire l'énergie. Quand Chinaski rentre chez lui, le matin, il ne pense qu'à une chose : dormir.
Travailler, dormir.
Dormir, boire, travailler.
Travailler, baiser, dormir, boire.
Jouer aux courses, parfois.
Espérer gagner assez de fric pour pouvoir tout plaquer et se retirer, écrire, baiser, boire, jouer aux courses. Sans avoir à travailler.
Le Postier, donc, c'est un peu ça. Mais pas entièrement. Parce que je ne sais pas parler de Bukowski, je ne vois pas pourquoi je parviendrais mieux à vous présenter son premier roman - entendons-nous bien, il écrivait déjà avant 1971 (Bukowski est né en tenant une machine à écrire dans la main), mais il s'agissait essentiement de chroniques publiées dans des revues, ainsi que de nouvelles. Mais un roman, non, c'est le premier. Il l'aurait écrit après avoir subi les affres de la poste américaine pendant douze ans; la légende raconte qu'il aurait commencé son roman le lendemain de sa démission, et qu'il l'aurait écrit en vingt jours.
C'est une légende qui me plaît.

Le Postier pourrait presque se lire comme un recueil de scènes, d'instants frappants qui ont jalonné ces douze années de travail. Bukowski couche des anecdotes parfois hilarantes (avec son humour très personnel, tel que : « C'est difficile de frapper une femme à cheveux gris » qui me fait hurler de rire), parfois énervantes (ses supérieurs sont des cons et lui collent des rapports tous les matins, ce qui ne change rien à la situation), parfois émouvantes. Bukowski, il est comme ça : sale et dégueulasse, mais aussi drôle et terriblement touchant. Derrière sa colère se cachent le chagrin, l'amertume, la lucidité.
Bukowski, qu'on le veuille ou non, nous ressemble beaucoup. Il dit ce qu'on préfère taire, par bienséance, par aveuglement, mais c'est lui qui est dans le vrai.
Par bien des aspects, aussi, le lecteur peut se reconnaître dans certaines anecdotes; dans ce vide physique qui nous étreint parfois après une journée de travail; dans ce cafard qui nous mord quand on se rend compte à quel point nos existences sont vaines, à quel point ce qu'on fait, quotidiennement, pour gagner sa vie, nous la fait perdre.
Bukowski, il est là pour nous aider à ouvrir les yeux. Mais comme ce serait méchant de s'arrêter là, de déprimer les gens et de les laisser croupir dans leurs questionnements, il revient vers nous, nous prend la main, et nous sort une blague douteuse. Parce qu'il en a marre des petits vieux qui réclament sans cesse leur facteur habituel, ses conversations donnent ça :

« Une autre bonne femme était sur son porche.
« Vous êtes en retard aujourd'hui. »
« Oui m'dame. »
« Où est le facteur de d'habitude ? »
« En train de mourir d'un cancer. »
« Mourir d'un cancer ? Harold est en train de mourir d'un cancer ? »
« Comme je vous le dis », j'ai fait.
Je lui ai tendu son courrier. »

Après tout, lui, il n'espère que finir assez tôt pour avoir sa pause déjeuner.
Ce roman est aussi parcouru d'épisodes sentimentaux, Chinaski étant particulièrement doué pour tomber sur des femmes étranges (mais ne le sont-elles pas toutes ?), voire folles, comme cette millionnaire nymphomane qui entoure son lit de géraniums ou Fay qui lui donnera une fille avant de le quitter et rejoindre une communauté hippie...

« Les femmes étaient faites pour souffrir; pas étonnant qu'elles soient tout le temps à réclamer des déclarations d'amour. »

Entre son travail, les femmes et la bière, Bukowski essaie de s'en sortir sans trop de dommages. Il veut rester vivant. Il veut rester debout. Le Postier, en un sens, est un roman de colère et de revanche (mais pas que). C'est un excellent prétexte pour passer quelques heures avec Bukowski - une compagnie pareille ne se refuse pas.

« J'ai fini par m'habiller. J'ai été dans la salle de bains me passer un coup d'eau sur la figure et me peigner. Si seulement je pouvais repeigner cette gueule, que je pensais, mais je peux pas. »

Un ami précieux, ce Charles.

Et parce que la merveilleuse Ofelia et moi avons lu ce roman en même temps (et sans se concerter, c'est ça qui est très beau, une alchimie outre-manche comme il en existe rarement), on a eu l'idée incroyable de publier nos billets le même jour. Alors : Ofelia & Bukowski.

Mais parce que nous ne sommes pas les seules à aimer aveuglément cet écrivain, je vous renvoie aussi chez Hank (le bien-nommé) pour lire un billet sur Le Postier, et chez Zorglub, l'autre grand amoureux de Buk. Quel bon goût.

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Commentaires
E
* Amanda, oui, c'est vrai, je peux utiliser cette excuse-là :-)<br /> C'est ma ligne préférée, d'ailleurs (la seule qui soit anti-suicide, en plus, me trompé-je ?).
A
erzie : sur la ligne 14 les portes s'ouvrent automatiquement ;))
E
*Zaph, la question mérite effectivement d'être posée ;-)<br /> Allez, on va quand même dire la bibliothèque parce que dans un moment de creux, tu peux feuilleter les vieux livres si tu veux. A la poste, on peut difficilement ouvrir le courrier des gens pour se divertir ;-)<br /> <br /> * Karine, ouhla, non, Buk n'est pas du "sérieux", enfin si, mais pas dans le genre que tu croyais ! Tout est effroyablement compréhensible :-)<br /> Facteur ? Je suis sûre que ça peut être sympa dans certaines villes (des petites), ou à la campagne...<br /> <br /> * Zorglub, Buk serait pire qu'enchanté de savoir qu'il a des fans aussi jolies !!
Z
"Le Postier" au Japon : http://www.binarycoffee.com/blog/?p=372
K
Jamais lu Bukowski... je pensais qu'il était totalement trop sérieux et que je ne comprendrais rien. Du coup, je ne sais plus! Très bel article!! Et dire que je voulais être facteur quand j'étais petite!!
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